Une seule et même entité
Dès l’instant où l’homme s’est pensé, il s’est perçu comme séparé de la nature jusqu’à « se rendre maître et possesseur de la nature » (cf. R. Descartes). A ce jour, cet objectif semble atteint. La domination fait partie de la culture de l’homme ; dans un souci de contrôle il cherche à maîtriser tout ce qu’il côtoie, y compris lui-même. Depuis toujours il s’évertue à contenir son corps et ses expressions et à dissimuler toute émotion pouvant dévoiler une quelconque vulnérabilité ; le sien, mais aussi celui d’autrui. Tenter de discipliner le corps par l’esprit et les considérer comme deux entités différentes est tout à fait hypothétique et Mère Nature ne manque d’ailleurs pas de rappeler l’homme à sa condition. Les recherches de ces dernières années, notamment celles du neuro-psychologue Antonio Damasio, étayent cette théorie et affirment que corps et esprit ne forment qu’une seule et même entité. De fait, la pensée n’est-elle pas indissociable de la matière ?
« Faites vous-même votre malheur »
Certes, le contrôle est une nécessité sociale. Cependant les tentatives de refoulement des manifestations corporelles qui nous caractérisent ont pour conséquence de provoquer des tensions entre soi et soi : c’est-à-dire entre le moi originel, celui qui correspond au « ça » (de Georg Groddeck ou à la « libido Freudienne ») et le moi conforme à l’animal social que l’homme est devenu par son puissant surmoi. Accumuler les ressentis et les sentiments malaisants de façon récurrente sans les laisser s’exprimer, finit par affecter profondément et provoque inéluctablement des frustrations, de la colère, et potentiellement des pathologies indésirables (cf. Hilary Jacobs Haendel). Un inconfortable état d’être qui, en réalité, nous alarme sur une situation qui ne nous convient pas et avec laquelle nous ne sommes pas en accord. Si cet état perdure, il peut aussi devenir toxique. Nous savons pourtant pour l’avoir appris de la nature elle-même, qu’elle fait généralement bien les choses : ces manifestations spontanées dont elle nous a doté sont des « mises en garde » (l’expression parle d’elle-même). Elles nous avertissent de la nécessité d’ajuster nos réactions et nos comportements pour notre bien-être, voire notre sauvegarde. Ce manque involontaire d’attention à soi provoque en nous une dissonance qui nous éloigne de notre tempérament naturel. Notre éducation suppléée par l’injonction environnante nous a appris à ne pas écouter les messages de ce corps qui nous parle. N'est-il pas étonnant de ne pas faire confiance en notre nature originelle et de ne pas prendre en considération les signaux qu’elle nous envoie ? Comment peut-on développer la confiance en soi sans faire confiance à une partie de soi ? Ne sommes-nous pas en train de faire nous-même notre malheur (pour faire référence à P. Watzlawick) en n’utilisant pas ces ressources dont nous sommes naturellement dotés que sont nos intelligences émotionnelle et corporelle ?
Le poids de la norme sociétale
Pour autant être à l’écoute et savoir accueillir nos besoins profonds, car c’est le sujet qui nous préoccupe ici, n’est pas chose facile ; notamment en milieu professionnel. En effet les codes de comportements en société ont assigné la démonstration d’émotions comme non conformes à l’image d’un individu stable (fort), fiable et efficient. Le monde de l’entreprise cultive au contraire les comportements lissés qui autorisent éventuellement quelques manifestations convenues et de bon ton qui sont le sésame à l’intégration professionnelle et sociale. Nous n’avons pas toujours suffisamment conscience aujourd’hui combien nous nous sommes éloignés de notre nature originelle tant notre souci premier est de répondre à ces diktats. En dissociant, par éducation, nos deux intelligences (cognitive et sensorielle), nous nous coupons tout simplement d’une partie de nous-même. A force de convenances et d’adaptation à une société extrêmement normée et directive, nous sacrifions notre authenticité. A l’image des écrans omniprésents qui font écran dans notre quotidien, nous vivons comme si nous étions observés au travers d’une caméra. Nous nous mettons en scène en permanence et introjectons le regard des autres sur nous-même. L’espoir d’une considération tout aussi fantasmée que redoutée, motivé par l’obtention de reconnaissance et de promotion, entretient l’esprit de compétition et de performance soigneusement cultivé par un grand nombre d’entreprises. Chacune de nos attitudes, chacun de nos gestes et mouvements sont sous influence. Cette conformité à laquelle nous adhérons plutôt plus que moins, laisse peu de place à la libre expression de soi, c’est-à-dire à la créativité et au talent que chacun de nous détient. Comme nous en alerte Fabienne Martin-Juchat, anthropologue de la communication dans un ouvrage pertinent sur le sujet (« L’aventure du corps »), il serait urgent d’écouter ce que ce corps a à exprimer afin de mieux comprendre et d’apprendre de soi et d’autrui, pour s’émanciper et tâcher d’être davantage en accord avec soi-même ; et par voie de conséquence avec les autres.
Mon corps, mon allié
Dans l’interaction avec notre environnement, le corps, par le biais de nos cinq sens, est a priori le premier réceptacle : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher sont les récepteurs qui déclenchent et provoquent nos réactions physiologiques qui génèrent à leur tour des émotions. A titre d’exemple le langage corporel de nos interlocuteurs et le type de tonalité qu’ils emploient sont captés en premier lieu par notre intelligence sensorielle avant que le cerveau cognitif s’en saisisse et en fasse une lecture et une interprétation. Mais aujourd’hui, nous savons que la première tendance de notre cerveau est de faire un tri parmi les données perçues et d’attribuer plus de confiance aux informations qui confirment nos croyances plutôt qu’à celles qui les contredisent : les fameux « biais cognitifs ». Ce qui est loin d’être anodin.
Un moyen accessible pour éveiller nos consciences aux messages relayés par notre corps serait la pratique régulière d’une ou plusieurs disciplines impliquant le corps. Il ne s’agit pas ici d’entrainement pour réaliser des prouesses mais de se familiariser avec la variété de ressentis et d’émotions qui vivent en nous. L’expérience physique stimule nos sens et les met en alerte. Elle nous exhorte à nous focaliser sur notre vécu intérieur ainsi qu’à être attentif aux éléments environnants. C’est un état de présence proche de celui de la méditation dont la pratique est si reconnue pour ses vertus. Cette attention, cette présence à soi permet de développer sa capacité d’observation et d’écoute. Elle favorise la connaissance de soi, invite à l’ancrage par le recentrage, développe l’accueil et sa capacité d’adaptation ; en résumé tout ce qui vient nourrir ce qui fait le socle de l’animal social que nous sommes, j’ai nommé : la confiance en soi. Pour expérimenter sa sensorialité il est nécessaire de pouvoir compter sur ses propres ressources et de s’y ancrer. La confiance est une pièce maîtresse dans la relation à soi et aux autres : une clé de voûte précieuse de la construction émotionnelle.
La « médiation corporelle »
En tant que médiateurs nous côtoyons sans cesse les émotions des personnes que nous accompagnons et nous pouvons constater à quel point elles sont un atout précieux. Daniel Goleman ou encore Christophe André ont beaucoup partagé sur le sujet. Dans notre pratique nous y accordons donc beaucoup de valeur et nous pouvons en évaluer l’importance et la puissance dans le devenir de chacun. Notre quête est d’accompagner les personnes afin qu’elles puissent déposer ce qui est oppressant pour elles, qu’elles prennent conscience de leurs ressentis, qu’elles repèrent leurs besoins sous-jacents derrière leurs émotions primaires (colère, angoisse, tristesse, …). Les médiateurs en dehors de la gestion de conflit, ont également la vocation de préventeur et de facilitateur. Certains médiateurs, comme je le pratique moi-même avec la danse, utilisent le média du corps dans des ateliers de prévention, facilitation ou cohésion pour inviter les participants à prendre conscience des bénéfices de l’empathie, de la communication bienveillante et de la coopération (dans un cadre sécurisé) au travers de mises en situation métaphoriques. Cela permet aux équipes de repérer les modes de fonctionnement, les stratégies, les préférences comportementales, les croyances limitantes ainsi que les tensions et donne matière à en faire quelque chose de constructif ensemble. En effet, ces interactions corporelles sont un réel stimulus au processus d’humanisation et d’individuation qui a été quelque peu tronqué par l’environnement particulièrement normé dans lequel nous évoluons et qui invite chacun à aller à sa propre rencontre et à celle de son humanité.
Les praticiens de l’accompagnement sont aujourd’hui pour la plupart sensibilisés à la pertinence de mettre à profit le corps en tant qu’outils pour réguler les ressentis et développer des compétences en intelligence émotionnelle et relationnelle. Il existe une multitude de propositions intéressantes alliant des processus d’accompagnement à des activités physiques : chacun peut trouver chaussure à son pied. Il n’est pas aisé de parler de ses émotions ni de les analyser. Le corps le fait pour nous, avec de plus, la faculté de pouvoir comprendre et apprendre. Et la bonne nouvelle c’est que nous sommes tous détenteur de ce trésor !
Carole Dalleau
Médiateure, Facilitatrice chez Espace 3E
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